Franck Mermier, Récits de villes: d’Aden à Beyrouth. Arles: Actes Sud/Sindbad, 2015.
Jadaliyya (J): Qu’est-ce qui vous a fait publier ce livre?
Franck Mermier (FM): Après des recherches sur la ville de Sanaa et sur l’édition dans le monde arabe, particulièrement à Beyrouth, j’ai réalisé des enquêtes sur cette dernière ville où j’ai vécu de 2002 à 2009. Je me suis intéressé notamment à la question des perceptions et pratiques de l’espace urbain dans une ville divisée en différents territoires politico-confessionnels. J’ai aussi enquêté sur la construction de la mosquée Muhammad Al-Amin et du campanile de la cathédrale Saint-Georges dans le centre-ville. Je suis retourné à Aden en 2008 et 2009 dans le cadre d’un projet d’écriture sur l’histoire de la ville et pour réaliser une étude sur le mouvement de protestation sudiste qui se développait alors dans les provinces qui constituaient l’ex-République démocratique et populaire du Yémen. J’ai pu visiter Aden en 1980 alors que le régime socialiste n’autorisait que très rarement la visite de touristes étrangers. J’y suis ensuite allé régulièrement après la proclamation de l’unité du Yémen en 1990.
Ces deux projets parallèles d’écriture, l’un sur Beyrouth, l’autre sur Aden, ont finalement convergé dans la rédaction d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches dont l’obtention permet de diriger des thèses de doctorat. Intitulé Une anthropologie du fait urbain dans l’Orient arabe, ce mémoire, soutenu à l’université de Provence en décembre 2010, incluait la relation d’un parcours biographique dont les différentes escales scandent un itinéraire réflexif sur des situations vécues à Sanaa, Aden, Taez et Beyrouth, des études anthropologiques sur ces villes et des développements théoriques sur les notions de citadinité et d’urbanité.
J’ai complété par la suite ces trois parties qui structurent mon livre, la première revient sur des moments ethnographiques et des expériences biographiques pour rendre compte des contextes historiques dans lesquels se situaient mes enquêtes et des héritages académiques qui les orientaient, la deuxième comporte quatre études, deux sur Beyrouth et deux sur Aden, tandis que la troisième, plus théorique, divisée en deux parties traite des “citadinités arabes” et des liens entre “urbanité et cosmopolitisme”. Le rassemblement dans un même ouvrage de différents styles d’écriture portant sur plusieurs types de réalité, relevant du témoignage, de l’enquête et de l’histoire sociale des concepts, m’a semblé constituer une expérience à tenter pour donner aux lecteurs un éventail plus large de points de vue, sans occulter la place de l’observateur dans la collecte des données. Le caractère inédit de nombre d’entre elles m’a aussi incité à les porter à la connaissance du public, notamment pour ce qui concerne Aden et le Yémen qui restent peu connus même au sein de la communauté scientifique.
J: Quels sujets et enjeux, ce livre aborde-t-il et avec quels travaux entre-t-il en discussion?
FM: En rapprochant, dans un même ouvrage, Beyrouth et Aden, je présente les cas de deux villes aux territoires disputés et qui ont été ravagées par la violence politique au cours de leur histoire récente. Je retrace, pour ces deux villes, les enjeux de la citadinité lorsque celle-ci combine à la fois sentiment d’appartenance et catégorisation statutaire, comme c’est souvent le cas dans le monde arabe. J’ai ainsi fait retour aux définitions du citoyen adéni à l’époque britannique et aux dimensions urbaine et rurale des luttes et affiliations politiques au sein des mouvements nationalistes luttant pour l’indépendance. J’ai aussi consacré une longue étude à Aden durant la période de la République populaire et démocratique du Yémen.
Quant à Beyrouth, les enjeux de la citadinité ont été traités à partir des frontières internes de la ville, qu’elles relèvent des territorialisations politico-communautaires, de la violence politique ou des pratiques et représentations des habitants. Au libéralisme effréné de la capitale libanaise, à son statut de zone franche libérale et d’espace public du monde arabe, répond une situation de conflits déclarés et larvés entre visions politiques concurrentes. Beyrouth est divisée en territoires politiques qui s’appuient sur des socles communautaires à base confessionnelle. Elle est aussi la ville de l’Orient arabe où s’expriment le plus ouvertement les tentatives de s’affranchir de cet ordre communautaire.
Aden est, quant à elle, devenue la capitale de la seule république marxiste du monde arabe après avoir été, durant l’occupation britannique, une plateforme de la modernité dans la péninsule Arabique. La révolution d’inspiration marxiste au Yémen du Sud a changé la physionomie sociale de la ville, tandis que les rivalités sanglantes entre factions socialistes ont suscité le déclin d’Aden ; ce port de l’océan Indien qui, de Rimbaud à Nizan, est resté une étoile scintillante de l’imaginaire littéraire européen. Depuis mars 2015, Aden est ravagé par des combats opposant la “résistance sudiste” aux milices houthistes et aux forces militaires restées sous le contrôle de l’ex-président Ali Abdallah Saleh.
J’ai prolongé ces études de cas par une mise en perspective théorique et comparative sur les notions d’urbanité et de citadinité en proposant notamment une synthèse inédite des recherches récentes réalisées sur les villes du monde arabe. Je souhaite ainsi que cet ouvrage apporte une contribution utile à la connaissance de ces deux villes mais aussi à la réflexion sur les urbanités contemporaines.
J: Comment ce livre se raccorde-t-il, ou au contraire se distingue-t-il de vos recherches antérieures?
FM: Cet ouvrage est l’aboutissement d’un itinéraire de recherche consacré à l’anthropologie de la ville dans le monde arabe puisqu’un de mes premiers articles publiés, basé sur mes enquêtes de terrain à Sanaa, s’intitulait “De l’usage d’un concept : la citadinité à Sanaa” (Peuples méditerranéens, 1989). Il me semblait important de retracer certains aléas du terrain ainsi que les héritages académiques liés à des périodes particulières et qui orientent les problématiques du chercheur autant que ses positionnements politiques et affectifs. La diversité de mes terrains de recherche, Sanaa, Aden et Beyrouth, et mes incursions dans d’autres villes de l’espace arabe lors de différentes enquêtes, n’ont fait qu’accentuer une posture de recherche déjà en germe dans mes premiers travaux sur le marché de Sanaa. Elle combine un vif intérêt pour les récits sur la ville en tant qu’ils dénotent des imaginaires et des représentations de sa substance et de ses limites avec la pratique de stratigraphies socio-historiques de lieux emblématiques ou exemplaires. Mon enquête sur la mosquée Muhammad Al-Amine et la cathédrale Saint-Georges à Beyrouth, publiée dans le livre, en est une illustration.
J: Qui, espérez-vous, lira ce livre, et quel impact espérez-vous qu’il aura?
FM: J’espère que ce livre attirera des lecteurs intéressés par les villes de Beyrouth et d’Aden mais aussi soucieux de comprendre certaines dynamiques sociales, culturelles et politiques du monde arabe dont les sociétés urbaines sont les supports privilégiés. Il serait aussi important que ce livre puisse entrer en résonance avec d’autres travaux portant sur des villes à l’extérieur du monde arabe et qu’il soit lu à l’extérieur du cercle des spécialistes.
Le conflit en cours au Yémen a fait d’Aden un site géo-politique particulièrement disputé. En conclusion de mes chapitres sur Aden, je livre une analyse des processus de polarisation politique et régionaliste en cours au Yémen à travers l’affermissement de pôles urbains régionaux, ce que consacre d’une certaine manière le projet de régime fédéraliste proposé par la Conférence du dialogue national qui s’est achevée en janvier 2014. De fait, il est aussi possible de lire le conflit en cours à travers des antagonismes historiques mettant aux prises différentes capitales régionales dans lesquelles s’ancrent des élites politiques liées à des territoires politico-communautaires. Saada pour les Houthis, Sanaa contrôlée depuis le 21 septembre 2014 par l’alliance Houthi-Saleh (l’ex-président du Yémen déchu en novembre 2011), Aden, capitale du mouvement sudiste, Taez fer de lance de la contestation durant la révolution de 2011, Mukalla, capitale du Hadramaout, Hodeida, centre de la Tihama…
Je publie aussi un ouvrage en arabe Mudun mutanâzi’a, Beyrouth, Sanaa, Aden [Villes disputées, Beyrouth, Sanaa, Aden], Beyrouth, Dar al-Furat, 2015, qui reprend deux textes publiés dans le livre en français, l’un sur la mosquée Muhammad Al-Amin et la cathédrale de Beyrouth, l’autre sur Aden au temps de l’étoile rouge, et qui, pour le reste, est composé d’articles sur le marché de Sanaa, la tribu et la ville à Sanaa, Aden et les escales de l’imaginaire, le commerce à Beyrouth et la notion de citadinité. Je rends ici hommage au travail des traducteurs qui ont permis de rendre accessibles mes travaux aux lecteurs arabophones. J’ai en effet veillé à ce que mes publications, qu’elles relèvent d’ouvrages individuels ou collectifs, soient traduits en arabe, ce qui est une manière de rendre le don de l’hospitalité par la traduction.
J: Quelle est la contribution de ce livre aux études urbaines en général et dans le monde arabe en particulier?
FM: Dans cet ouvrage, j’ai axé mon propos sur une anthropologie du fait urbain qui synthétise mes travaux sur les villes de Sanaa, d’Aden et de Beyrouth en proposant une mise en perspective théorique dans mon chapitre sur les notions de citadinité et d’urbanité dont je tente de restituer la généalogie et d’expliciter pourquoi la notion de citadinité, conçue comme ressource identitaire ou mode d’identification et de catégorisation, a été privilégiée dans les études urbaines sur le monde arabe. Cet ouvrage propose de reconsidérer ces notions en les saisissant à travers les expressions culturelles de la ville dans les sociétés considérées. A l’urbain générique, ou l’homo urbanus, est substitué le citadin avec ses ancrages historiques et sociologiques différenciés. L’expérience commune de la vie urbaine, la production des imaginaires et des pratiques sociales en relation avec un site historicisé, les processus de territorialisation et les procédures de dénomination des espaces font partie des critères définissant l’urbanité. Dans mon ouvrage, je critique le postulat goffmanien de l’autonomie de “l’ordre public qui se forme avant tout dans le jeu des interactions” et je propose d’envisager une perspective comparative des urbanités à travers l’étude du rapport dialectique entre le visible et l’intime (personnel ou social), puisque les sociétés se différencient aussi par ce qui peut être montré et ce qui doit être caché. La ville, notamment dans l’Orient arabe, semble en effet tiraillée entre les dispositifs de contrôle des formes de domination communautaire, et les lignes de fuite individuelles ou collectives susceptibles de les subvertir. Cette tension est plus ou moins vive selon les villes, mais elle configure, certes de manière différenciée, les usages des espaces publics, les formes d’anonymat et de sociabilité.
Mon anthropologie du fait urbain dans l’Orient arabe se trouve à la croisée de plusieurs traditions académiques, celle des études urbaines sur la région dominées par l’approche géographique, les héritages de l’anthropologie et de la sociologie urbaines et ceux des sciences sociales liées au monde arabe. Un retour sur les recherches socio-anthropologiques concernant les sociétés urbaines du monde arabe permet de rendre compte des dynamiques sociales et culturelles qui les traversent. Les conflits violents qui parfois ravagent la ville sont souvent nourris par un enjeu sous-jacent, celui ayant trait à la place de la ville dans les différentes territorialités concurrentes promues par des forces rivales du fait que la ville, espace disputé, voire à conquérir, est aussi un site géopolitique, ce que ce livre tente d’éclairer avec les exemples de Beyrouth et d’Aden.
J: Quels autres projets préparez-vous actuellement?
FM: Je codirige avec Charif Majdalani, professeur à l’université Saint-Joseph à Beyrouth, un ouvrage collectif qui s’intitulera Regards sur l’édition dans le monde arabe et qui devrait paraître fin 2015 aux Editions Karthala. Il rassemblera des études historiques et sociologiques sur les mondes de l’édition, principalement ceux de l’Orient arabe. Ce livre est l’aboutissement d’un projet de recherche soutenu par l’Agence universitaire de la francophonie.
J’élabore un deuxième projet éditorial de la collection Traversées que je codirige avec Timour Muhidine aux Editions Les Prairies ordinaires. Le premier livre publié a été, en mars 2015, celui de Yassin Al Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons. Le deuxième ouvrage à paraître en 2016 sera consacré à la péninsule Arabique et sera composé de textes de sciences sociales rédigés en arabe par des chercheurs de cette région et qui seront traduits en français.
Je suis en cours de rédaction d’un livre qui portera sur les dynamiques sociales et culturelles des sociétés arabes contemporaines. Depuis Les Arabes d’hier à demain de Jacques Berque (1960), Les Arabes de Maxime Rodinson (1979), et The Middle East. An Anthropological Approach de Dale Eickelman (1981), les recherches anthropologiques sur les sociétés arabes se sont fortement développées sans que pour autant la réflexion sur le monde arabe en tant qu’aire culturelle se soit véritablement enrichie. S’interroger sur les constituants de cette aire culturelle et sur la pertinence même de cette notion s’avère aujourd’hui nécessaire, non seulement dans le contexte des révolutions arabes, mais aussi en raison de la persistance de visions stéréotypées de cette région que certains biais de la recherche sont venus renforcer. Dans cet ouvrage, je m’interrogerai sur la question identitaire au double niveau des individus et des collectifs et à la double échelle du monde arabe et des entités nationales, ainsi que sur le thème des luttes de positionnement statutaire qui sont au cœur des mobilisations et expressions identitaires, sociales, culturelles et politiques dans les sociétés arabes.
Extraits de Récits de villes: d’Aden à Beyrouth
Chapitre Les métamorphoses d’Aden
Cette guerre de 1986 marqua le déclin inexorable de la République Démocratique et Populaire du Yémen. En réponse au traumatisme de cette violence fratricide, la résurgence des manifestations de religiosité observée au début des années 1980 s’accentua au point que les autorités prirent des mesures pour interdire aux jeunes filles aux visages voilés l’entrée des lycées et de l’université.[1] La guerre de 1994 entre les séparatistes sudistes et le régime de Sanaa allait avoir des conséquences dramatiques sur Aden conquise par les troupes du régime de Sanaa alliés à des contingents islamistes et aux forces restées fidèles à Ali Nasser Mohammed.[2] La prise de la ville, capitale de l’éphémère République démocratique du Yémen (21 mai-7 juillet 1994), semblait consacrer l’unité de 1990 alors qu’elle inaugurait une nouvelle phase historique marquée par la montée des revendications régionalistes et le développement du mouvement sudiste dont la frange séparatiste est une composante importante. La force croissante de la mobilisation au Sud allait ainsi fortement peser sur la révolte populaire de 2011 et la formule de décentralisation politique adoptée en 2014.[3]
Le statut changeant de la ville par rapport à son environnement politique et territorial a coïncidé, dans un laps de temps relativement court, avec la succession des entités étatiques dans lequelles elle a été incluse depuis la prise d’Aden par les Britanniques en 1839. Après être devenu colonie de la Couronne britannique en 1937, elle fut la capitale de la Fédération de l’Arabie du Sud en 1963 avant de devenir celle de la République Démocratique et Populaire du Yémen entre 1967 et 1990 et la capitale économique (très théorique) de la République du Yémen après l’unité. A travers ces changements d’appellation et les transformations historiques qui leur sont corollaires, c’est bien entendu le statut de la ville, sa morphologie et son contenu social qui changent, mais aussi des modes d’identification contingentes en relation avec les différentes altérités proches ou lointaines, leurs contextes de définition, et ce en lien avec les stéréotypes de type communautaire qui participent du processus d’objectivation des frontières.[4] Ainsi que l’écrit Marcel Roncayolo, la ville « définit une forme de communauté (ou de coexistence de communautés) ou de collectivité, donc essentiellement politique dans son principe »,[5] ce lien entre souveraineté politique, ville et définition de l’appartenance s’est traduit à Aden par une succession accélérée de métamorphoses sur ces différents plans. Les conflits violents qui ont parfois ravagé la ville auront ainsi été nourris par un enjeu sous-jacent, celui ayant trait à la place de la ville dans les différentes territorialités concurrentes promues par des forces rivales. Scène des règlements de compte politique mais aussi lieu d’affirmation de foyers d’identification rivaux, la ville est ainsi reconstituée en permanence par la violence et les dissenssions.
NOTES
[1] Norman Cigar, « Islam and the State in South Yemen : the Uneasy Coexistence », Middle Eastern Studies, vol. 26, n°2, avril 1990, p. 185-203.
[2] Sur Aden après 1994, voir Eric Mercier, Aden, un parcours interrompu, Tours, URBAMA/CFEY, 1997 et Susanne Dahlgren, Contesting Realities. The Public Sphere and Morality in Southern Yemen, New York, Syracuse University Press, 2010.
[3] Sur les mobilisations sudistes, voir Franck Mermier, « Le mouvement sudiste », in Laurent Bonnefoy, Franck Mermier et Marine Poirier (dir.), Yémen. Le tournant révolutionnaire, Paris, Karthala/CEFAS, 2012, p. 41-65.
[4] Fredrik Barth (ed.), Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Bergen/Londres, Allen & Unwin, 1969.
[5] Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.
[Extrait de Récits de villes: d’Aden à Beyrouth (p. 142-143) par Franck Mermier, avec la permission d’auteur. Copyright 2015 Actes Sud/Sindbad.]